12 février 2006

Avec Binta

11 heures, j’ai fini mon petit-dèj sur la terrasse où il fait bon les matins, en cette saison où l'Harmattan souffle l’air sec du désert, frais la nuit, brûlant le jour.
Binta a "commissionné" son fils Papa pour venir me chercher. On a programmé une journée entre copines : le marché de Madina puis une visite chez la maman.

J’arrive à la concession, dans ce coin peul de notre quartier de Bambeto. Binta prépare le riz du jour avec Mariama. Elle me présente sa co-épouse qui donne le sein au dernier. Je m’asseois sur un petit tabouret sous le manguier. Sur la terrasse la vieille tanti toute fripée dort dans le hamac. Plus loin en contrebas, une autre tambouille chauffe sur un foyer émergeant des cailloux autour duquel une demi-douzaine de femmes en boubou s’affairent. Deux d’entre elles s’attaquent alors à touiller en rythme dans la grosse marmite fumante. Parmi toute cette vie grouillante je reconnais furtivement le dernier de Binta, Amadou-Philippe ainsi qu’Aissatou et Sophie. Je me réjouis de cette journée qui s’annonce douce et agréable.

Le repas est prêt : riz soupe poisson. Les guinéens mangent le riz tous les jours, à chaque repas, parfois même le matin. Seule variante, la sauce qui l’accomode. Très souvent composée de poisson fumé, d’huile rouge (de palme), de piment, d’arachide, de feuilles de manioc, et, lors des jours de grosse galère, de « sumbara », une graine qui sent une odeur insoutenable de chaussette quand on la fait griller mais donne qui au riz un petit goût de viande salée.

Binta m’installe seule dans sa chambre avec ma petite casserole de riz-sauce, pendant qu’elle va manger à côté avec les enfants. Je proteste vivement mais c’est un honneur pour eux que l’invité blanc mange tranquillement avec sa cuiller et surtout pas au milieu des enfants qui mangent avec les doigts.
Bien qu’assez grande, sa maison est un taudis comme on en voit beaucoup ici : murs et plafonds défoncés où courent les rats, literies cassées. J’entends des souris cavaler derrière moi.

Départ pour Madina : Binta a mis Amadou-Philippe au dos, la co-épouse vient aussi, on s’entasse tous dans un magbana. Je prends une des petites sur mes genoux, ses tresses me chatouillent les narines. « On’dyarama !» Très vite la conversation s’engage, en puular.
20 minutes de traversée poussiéreuse de Conakry plus tard, la petite s’est endormie sur mes genoux. On est arrivées au cœur du fameux marché de Madina, où l’on de trouve de tout et où je vais chercher du tissu bazin.

La panique me prend toujours quand j’entre dans les marchés d'ici : des espaces confinés ressemblant à des souks sombres au sol caillouteux très accidenté, des échoppes en échafaudages de bois branlants où les tanties font la sieste sur leur tas de tissus en attendant le client, des passages étroits, il faut regarder partout pour ne pas se casser la figure, et en même temps regarder la marchandise. Un monde fou s’entasse et se croise, on ne s’arrête pas, même s’il faut allégrement pousser son voisin. Des vendeurs ambulants viennent s’ajouter à tout ce monde : « yéé glacée ! » (eau en sachets) et les commerçants m’accostent incessamment à chaque échoppe « foté, porto !* » Claustrophobes s’abstenir...
Je choisis quelques pagnes de tissu bazin et de tissu bariolé Wax made in Holland et sans m’en rendre compte les quelques dizaines de miliers de francs guinéens que j’avais sur moi sont partis. Il me reste juste assez pour aller chez la maman de Binta puis rentrer.

Arrivée à Kenien, autre quartier juste à coté de Madina. Comme pour beaucoup de quartiers ici à Conakry, dès qu’on quitte un peu la route, on se croirait presque en brousse. C’est de la terre battue partout, des arbres, des poules, des marigots, des mioches partout, cela tient plus de la vie de village que de la capitale. Ça grimpe un peu, l’espace s’agrandit entre les habitations, surgit le marché du quartier. Binta me montre l’atelier où elle a appris la couture. Tout à coup une joyeuse nuée de gosses en uniforme beige nous envahit : c’est la sortie des classes.
Quelques caillasses et ruelles plus tard, on arrive dans la concession d’enfance de Binta. La vieille maman est là, elle a la santé, elle est accroupie et prépare le riz. Elle est tellement heureuse de la visite, me sort le fauteuil où je dois vite m’asseoir. Beaucoup de On’dyaramas, qui veut dire à la fois bonjour, au revoir et merci en puular. Comme d’habitude, c’est un bidonville infâme, taules rouillées, fils de fer, pneux entremêlés, chiens galeux… mais tellement gai et paisible que je me sens tout de suite bien, assise là au milieu. Trois gamines belles comme tout viennent s’asseoir à côté de moi, tout sourires.

Tandis que Binta et moi comparons les habitudes de couple de Guinée et d’Europe, la maman s’inquiète de ce que je vais manger. Arrive alors un plat de riz sauce feuille très onctueux. Binta m’explique que sa maman est une très bonne cuisinière et qu’elle refuse encore jusqu’à maintenant un plat cuisiné par quelqu’un d’autre. Binta me présente son plus jeune frère, 6 ans, que son papa a eu avant de mourir à 80 ans. Malgré mes diplomatiques tentatives de refus je dois engouffrer un quantité invraisemblable de riz, on me ressert continuellement, je n’en vois pas la fin. J’ai bien du avaler au moins trois grosses assiettes !
Comme souvent je suis un peu frustrée de ne pouvoir communiquer davantage mais ma seule présence semble enchanter mes hôtes et je suis reçue partout avec la même gentillesse.
On se pose régulièrement la question ici, de la sincérité des sentiments des africains à notre égard. Bien sûr il y a toujours les demandes d’argent ou même la simple fierté de se promener avec une « foté » à ses côtés. Mais, au risque de me faire des illusions ou de paraître un brin naïve, je continue à croire en leur amitié et leur générosité.

Retour en taxi-déplacement, entassés à 7 comme d’habitude. Tout l’aménagement intérieur de la voiture est parti, il ne reste plus que la vieille carcasse et on voit la route par des trous dans le sol, mais il y a quand même une bonne sono pour écouter le reggae. Le chauffeur a couvert le tableau de bord d’une vieille tapisserie, un chapelet pend au rétroviseur. Il redémarre le moteur à chaque arrêt et je me demande comment on va arriver jusqu’à Bambeto.

Bref, ce fut une belle journée guinéenne, bon enfant.
Comme on dit ici : « c’était doux ! »

EmilyConakry

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* "Foté" : Blanc, en soussou. "Porto" en puular, "toubabou" en malinké.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Très intéressant votre récit, jour après jour, presque heure par heure. Vous semblez avoir fréquenté beaucoup de chrétiens dans un pays à très forte majorité musulmane.
Mon dernier séjour à Conakry date de 1998, déjà dix ans. J'y ai vu ce que vous décrivez, mais de l'extérieur, superficiellement, pas de l'intérieur comme vous. Cette misère doit être très déprimante. Bon courage si vous continuez dans cette voie.